Histoires et images
Feuilleter ces albums, c’est d’abord découvrir plus de 600 personnes avec leurs postures, leurs traits et regards singuliers. Au-delà de ces hommes et de ces femmes dont chacun pourra imaginer l’histoire, ces albums offrent une vue inédite sur un milieu social dont les habitudes, le style de vie, les valeurs morales et religieuses s’incarnent dans une certaine apparence et un souci certain de celle-ci.
Les photos prises en pied ou en posture assise donnent d’abord à voir la mode de l’époque. On constate à quel point celle-ci est genrée, distinguant soigneusement les habits masculins, sobres, austères et n’entravant pas les mouvements, des habits féminins, qui contraignent fortement les corps.
Le premier album recensé en est caractéristique : les robes à crinoline, les bonnets, les manchettes, les rubans et dentelles sont à l’honneur. Pour les hommes, le chapeau haut-de-forme est de rigueur ; il est d’une manière générale tenu à bout de bras contre la cuisse. On peut aussi noter les chaines de montre, les tenues militaires, les médailles, les bicornes et les cuirasses ou encore les tenues d’apparat des magistrats : autant d’accessoires dénotant le statut social.
La pose est longuement étudiée, après quoi, elle doit être tenue. La recherche du « naturel » viendra plus tard dans le XXème siècle. Ce dont il s’agit ici, c’est bien de photographier les membres d’une lignée inscrite dans plusieurs générations.
Le mobilier présent dans les salons des photographes contribue à la mise en scène. Les poses debout (en-pied) nécessitent qu’on puisse s’accouder ou poser la main. Les poses assises réclament fauteuils, chaises, tables et guéridons ; l’arrière-plan est aussi soigné : rideaux, paysage, vues en perspective, décor d’extérieur surtout pour les enfants, avec jouets appropriés ; les tapis, les franges qui garnissent les meubles relèvent le caractère cossu du décor. Des livres sur les tables ou tenus à la main donnent une touche intellectuelle. Parmi les accessoires, on notera la balustrade sur laquelle s’accoude Louis Loew et la colonne cannelée surhaussée qui sert d’appui au général Zettritz usé par les combats. Tous ces éléments forment un répertoire incontournable du portrait en pied et assis : le décor participe bel et bien de la mise en scène de soi.
Même si la rigidité et le sérieux sont la règle, les déguisements, assez prisés, la taille des barbes, moustaches et favoris rompent la monotonie des costumes souvent austères de cette bonne bourgeoisie protestante. La mode turque est à l’honneur : l’écrivain Pierre Loti, fasciné par la Turquie, a développé par ses écrits un goût “orientaliste” pour ce pays lointains que les transports ferroviaires amplifieront en permettant de le satisfaire. On appréciera ainsi le couple Alfred-Emma Kœchlin-Schwartz qui pose enturbanné avec narguilés et autres accessoires.
Dans cette succession d’austères notables, le personnage d’Emma se distingue, et pas seulement parce qu’on la trouve habillée en homme dans notre album, écho sans doute de ses sentiments féministes avant-gardistes pour l’époque. Cette femme étonnante a partagé en effet le goût pour l’instruction de ces familles protestantes soucieuses, souvent par paternalisme, d’éduquer leurs ouvriers. Mais son engagement semble se diriger avant tout vers les femmes, privées à l’époque du droit de vote et cantonnées dans un système scolaire de seconde zone. Elle est d’abord active au sein de la Société pour l’instruction parmi les femmes, puis contribue à fonder l’Union des femmes de France, fondation philanthropique à l’origine de la Croix Rouge française.
Il reste que la plupart du temps les femmes sont chapeautées ou la tête surmontée d’un nœud ou d’une légère coiffe. Les cheveux sont partagés le plus souvent par une raie centrale et serrés sur l’arrière dans des chignons plus ou moins sophistiqués. On peut noter boucles et bandeaux.
Les enfants ne le cèdent pas à leurs parents, les nouveau-nés, la robe immaculée soigneusement disposée, sont installés sur les genoux de leur mère, mais aussi sur ceux de la nourrice, apprêtée mais tout de même cantonnée dans son rang pour éviter tout risque de confusion avec ses employeurs. Les petits garçons restent en robe bien au-delà de la première année. Les uniformes de collégiens avec rangées de bouton et casquette restent pour les adolescents la tenue la plus prisée.
Parfois, des petits détails font sourire, comme les photos de nos jeunes militaires : Paul Poupardin et ses amis se font représenter en baroudeurs, dans un environnement boisé, en pleine action, armés d’un fusil, portant un équipement de survie, mais le tapis confortable du salon du photographe n’a pas été suffisamment masqué et contraste avec l’allure déterminée de nos combattants. À noter que la plupart de ces photos ont été prises dans la ville suisse d’Interlaken, sans doute à la suite du repli de l’armée de Bourbaki en Suisse après la défaite en 1871.
Dans le même esprit se situent les trois alpinistes chevronnés posant en tenue chez le photographe avant d’aller gravir une cime.
Dans la période qui suit et en feuilletant les deux autres albums, on constate l’évolution de la mode. On peut noter une simplification encore qu’on puisse encore s’émerveiller (ou déplorer selon le point de vue) de la complexité des robes à tournure de Thérèse Schwartz et de Marie Rose Thierry-Mieg ou des coiffures nattées des jeunes femmes avec l’aide de quelques postiches. Le troisième album est tout particulièrement le reflet de la bourgeoisie de la toute fin du XIXème siècle.
Quel est le rôle de ces photos ? Elles permettent de garder trace d’un moment heureux. En 1869, Rosina Hofer, future centenaire, fête son quatre vingt dixième printemps et nous la voyons souriante, assise, de face, satisfaite d’avoir pu encore une fois rassembler les siens. Elles permettent aussi de donner une impression avantageuse de sa personne, mais pas seulement : l’envoi d’une photo à un proche, comme de nos jours par d’autres truchements, donne aussi le moyen de rester en contact et de prouver son attachement, les deux tendances – apparence et souvenir amical – n’étant pas incompatibles : on notera la dédicace mise au dos de la photo de L. Wehrlé, principal du collège de Belfort :
« Avec mes traits conservez mon souvenir 12 novembre 63 ».